VIII
LA BARRE DE SANLÚCAR

Le soleil, maintenant, nous frappait à la verticale : nous avions dépassé l’auberge de Tarfïa, là où le Guadalquivir oblique vers l’ouest, quand on commence à deviner sur la rive droite les marais de Doña Ana. Les champs fertiles de l’Aljarafe et les rivages ombragés de Coria et de Puebla firent place à des dunes, des pinèdes et des taillis où l’on apercevait parfois des daims ou des sangliers. La chaleur devint plus forte et plus humide, et dans la barque les hommes plièrent leurs couvertures, dégrafèrent leurs capes, casaquins et pourpoints. Serrés comme harengs en caque, la lumière du jour laissait voir maintenant leurs faces mal rasées, les balafres, les barbes et les moustaches dont l’aspect patibulaire ne détonnait pas avec les monceaux d’armes, épées, dagues, poignards et pistolets que tous gardaient près d’eux, de même que leurs ceinturons et baudriers de cuir. Leurs vêtements sales et leur peau travaillée par le grand air, le manque de sommeil et la navigation, répandaient une odeur crue, acre, que je connaissais bien depuis les Flandres. Une odeur d’hommes en campagne. Une odeur de guerre.

Je fis bande à part dans un coin avec Sebastián Copons et le comptable Olmedilla sur qui je me croyais obligé moralement de veiller un peu au milieu de semblable compagnie et malgré l’antipathie qu’il continuait de m’inspirer. Nous partageâmes le vin de l’outre et les provisions, et, même si ni le vétéran de Huesca ni l’agent du trésor royal n’étaient hommes à prononcer beaucoup — ou même peu — de mots, je demeurais près d’eux mû par un sentiment de loyauté. Envers Copons, pour ce que nous avions vécu ensemble dans les Flandres ; et envers Olmedilla, à cause des circonstances. Quant au capitaine Alatriste, il resta, tout au long des douze lieues de notre navigation, constamment occupé de son affaire, toujours assis à l’arrière à côté du patron, ne dormant que par brefs intervalles — quand il le faisait, il rabattait son chapeau sur son visage pour qu’on ne le vît fermer les yeux — et sans presque jamais quitter les hommes du regard. Il les étudiait posément un par un, comme si, de la sorte, il se pénétrait de leurs qualités et de leurs vices pour les connaître mieux. Il était attentif à leur manière de manger, de bâiller, de dormir ; aux éclats de voix quand ils manipulaient les cartes, en cercle, jouant avec le jeu de Guzmán Ramirez ce qu’ils ne possédaient pas encore. Il repérait celui qui buvait beaucoup et celui qui buvait peu ; le loquace, le hâbleur et le taciturne ; les jurons d’Enriquez le Gaucher, le rire tonitruant du mulâtre Campuzano ou l’immobilité de Saramago le Portugais, qui lut durant tout le voyage, allongé sur sa cape, avec le plus grand détachement du monde. Il y en avait qui étaient silencieux et discrets, comme le Chevalier d’Illescas, le matelot Suárez ou le Biscayen Mascarúa, et d’autres empruntés et mal à l’aise, comme Bartolo Chie-le-Feu qui ne connaissait personne et dont les tentatives de conversation échouaient l’une après l’autre. Certains s’exprimaient de façon spirituelle et agréable, comme Pencho Bullas, ou le maquereau Juan Eslava qui, toujours d’excellente humeur, détaillait à ses camarades avec un grand luxe de précisions les propriétés — expérimentées par lui-même, affirmait-il — de la poudre de corne de rhinocéros, propices à la virilité. D’autres se montraient ombrageux, comme Ginesillo le Mignon avec son air sage, son sourire équivoque et son regard dangereux, Andresito aux Cinquante et ses airs supérieurs, ou sournois, comme le Brave des Galions, le visage parcouru d’estafilades qu’il ne devait certainement pas à un barbier. Et ainsi, tandis que notre barque descendait le fleuve, l’un parlait d’affaires de femmes ou d’argent, l’autre blasphémait à la ronde en jetant les dés pour tuer le temps, un autre encore évoquait des anecdotes vraies ou imaginaires d’une hypothétique vie de soldat qui, bientôt, incluait Roncevaux et pourquoi pas quelques campagnes avec Viriato contre les Romains. Tout cela, naturellement, avec les habituelles invocations au ciel, serments, rodomontades et hyperboles.

— Car, par le Christ, je suis chrétien de vieille souche, aussi pur de sang et hidalgo que le roi en personne, entendis-je dire à l’un.

— Dans ce cas, je le suis plus que toi, rétorqua un autre. Car, en fin de compte, le roi est à demi flamand.

Et ainsi, à les écouter, on eût dit que la barque était occupée par une légion recrutée parmi ce que les royaumes d’Aragon, de Navarre et des deux Castilles comptaient de meilleur et de plus illustre. C’est le lot commun de toute confrérie. Et même dans un espace aussi réduit et dans une troupe aussi dépenaillée que la nôtre, ils faisaient les fiers et émettaient des distinguos entre telle et telle terre, formant des camps pour s’opposer les uns aux autres, ceux d’Estrémadure, d’Andalousie, de Biscaye ou de Valence s’accablant de reproches, faisant valoir chacun pour son compte les vices et les disgrâces de telle province, et ne se retrouvant tous que pour s’unir dans la haine commune des Castillans, avec des quolibets et de lourdes plaisanteries, aucun n’étant en reste pour se figurer qu’il valait cent fois plus que ce qu’il était. Car cette confrérie ainsi rassemblée constituait finalement une Espagne en miniature ; toute la gravité, l’honneur et l’orgueil de la nation, que Lope, Tirso et les autres mettaient en scène dans les cours de comédie, étaient partis en fumée avec le siècle passé pour ne plus exister qu’au théâtre. Seules nous restaient l’arrogance et la cruauté ; si bien qu’il suffisait de considérer l’estime en laquelle chacun de nous tenait sa propre personne, la violence et le mépris envers les autres provinces et nations, pour comprendre combien était justifiée la haine que l’Europe entière et la moitié du monde nous portaient.

Quant à notre expédition, elle participait naturellement de tous ces vices, et la vertu lui allait aussi bien qu’au diable une harpe, une auréole et des ailes blanches. Mais au moins, si mesquins, cruels et fanfarons qu’ils fussent, les hommes qui voyageaient dans notre barque avaient quelque chose en commun : ils étaient liés par la soif de l’or promis, et leurs baudriers, ceinturons et fourreaux étaient graissés avec un soin méticuleux, leurs armes luisaient, bien fourbies, quand ils les sortaient pour les aiguiser ou les nettoyer sous les rayons du soleil. Et sans doute le capitaine Alatriste, qui gardait toujours la tête froide, habitué qu’il était à ce genre d’hommes et de vie, comparait-il tous ces gens avec ceux qu’il avait connus en d’autres contrées ; et il pouvait ainsi deviner, ou prévoir, la part que chacun donnerait de lui-même, la nuit venue. Ou, en d’autres termes, à qui il pouvait faire confiance, et à qui il ne le pouvait pas.

Il restait encore une bonne lumière quand nous passâmes le dernier grand méandre du fleuve, sur les rives duquel se dressaient les montagnes blanches des salines. Entre les nombreuses plages de sable et les pinèdes, nous vîmes le port de Bonanza, avec son anse où se trouvaient déjà de nombreuses galères et autres navires ; et plus loin, bien dessinée dans la clarté du soir, la tour de l’église Majeure et les maisons plus hautes de Sanlúcar de Barrameda. Alors le matelot affala la voile, et le patron dirigea la barque vers la rive d’en face, en cherchant la limite droite du courant très large qui se déversait une lieue et demie plus loin dans l’océan.

Nous débarquâmes en nous mouillant les pieds, à l’abri d’une grande dune dont la langue de sable se prolongeait dans le fleuve. Trois hommes qui faisaient le guet sous un petit bosquet de pins vinrent à notre rencontre. Ils étaient vêtus de brun, avec des habits de chasseurs ; mais, quand ils approchèrent, nous observâmes que leurs armes et leurs pistolets n’étaient pas de ceux dont on se sert pour abattre des lapins. Celui qui semblait être le chef, un individu à la moustache rousse et à l’allure militaire mal dissimulée sous la mise rustique, fut reconnu par le comptable Olmedilla ; et tous deux se retirèrent pour parler tandis que notre troupe se rassemblait à l’ombre des pins. Nous restâmes ainsi un moment étendus sur le sable tapissé d’algues sèches, regardant Olmedilla qui continuait de discuter avec l’autre et, de temps en temps, acquiesçait de la tête, impassible. Parfois, ils observaient tous deux un grand tertre qui se dressait en aval, à cinq cents pas en suivant le rivage ; et l’homme à la moustache rousse semblait donner force explications détaillées sur ce lieu. Finalement, Olmedilla prit congé des prétendus chasseurs qui, après nous avoir adressé un coup d’œil inquisiteur, s’en allèrent à travers la pinède, tandis que le comptable nous rejoignait, en se déplaçant dans le paysage sablonneux comme une insolite tache d’encre noire.

— Tout est en ordre, dit-il.

Puis il prit mon maître à part, et ils discutèrent à leur tour à voix basse. Ce faisant, Alatriste arrêtait de temps en temps de contempler la pointe de ses bottes pour nous observer. Enfin Olmedilla se tut, et je vis le capitaine lui poser deux questions auxquelles l’autre répondit deux fois affirmativement. Alors ils se mirent à genoux, et Alatriste sortit sa dague pour faire des dessins sur le sol ; et chaque fois qu’il levait la tête pour interroger le comptable, celui-ci répondait de nouveau affirmativement. Après avoir gardé un moment cette position, le capitaine resta immobile, à réfléchir. Puis il revint et nous dit comment nous allions donner l’assaut au Niklaasbergen. Il l’expliqua en quelques mots, sans commentaires superflus.

— Deux groupes, en canots. L’un attaquera d’abord le château, en tâchant de faire du bruit. Mais je ne veux pas de coups de feu. Nous laisserons les pistolets ici.

Il y eut un murmure, et certains hommes échangèrent des regards mécontents. Un coup de pistolet tiré à temps permettait d’expédier un homme avec plus de célérité qu’à l’arme blanche, et de plus loin.

— Nous mènerons le combat, dit le capitaine, dans l’obscurité et dans une grande confusion, et je ne veux pas que nous nous brûlions mutuellement la cervelle… De plus, si quelqu’un laisse échapper un coup de feu, ils nous arquebuseront du galion avant même que nous puissions monter à bord.

Il s’arrêta, en les observant avec beaucoup de calme.

— Qui d’entre vous, messieurs, a servi le roi ?

Presque tous levèrent la main. Les pouces passés dans son ceinturon, très sérieux, Alatriste les étudia un à un. Sa voix était aussi glacée que ses yeux.

— Je parle de ceux qui ont été soldats pour de bon.

Beaucoup hésitèrent, mal à l’aise, en se regardant en dessous. Plusieurs baissèrent la main, et d’autres la laissèrent levée, mais le regard d’Alatriste finit par la leur faire baisser à leur tour. Outre Copons, ceux qui la gardaient en l’air étaient Juan Jaqueta, Sangonera, Enriquez le Gaucher et Andresito aux Cinquante. Alatriste désigna également Eslava, Saramago le Portugais, Ginesillo le Mignon et le matelot Suárez.

— Ces neuf hommes formeront le groupe de proue. Ils ne monteront que quand le groupe de poupe sera déjà en train de se battre sur le château, pour prendre par surprise l’équipage à revers. Ils devront monter à bord très discrètement par la chaîne de l’ancre, avancer sur le pont, et nous nous rejoindrons tous à la poupe.

— Il y a des chefs pour chaque groupe ? demanda Pencho Bullas.

— Oui. Sebastián Copons à la proue, et moi-même à la poupe avec vous, et messieurs Chie-le-Feu, Campuzano, Guzmán Ramirez, Mascarúa, le Chevalier d’Illescas et le Brave des Galions.

Je les regardai tous, d’abord déconcerté. Une telle disproportion dans la qualité des hommes, entre les deux groupes, semblait relever d’un manque de perspicacité. Puis je compris qu’Alatriste mettait les meilleurs sous le commandement de Copons, se réservant les plus indisciplinés ou les plus douteux, à l’exception du mulâtre Campuzano et peut-être de Bartolo Chie-le-Feu, qui, même s’il était plus bravache que brave, se comporterait bien, par pure vergogne, afin de ne pas démériter aux yeux du capitaine. Cela signifiait que ce serait le groupe de proue qui déciderait de la partie ; tandis que celui de poupe, viande de boucherie, supporterait le pire du combat. Et que si quelque chose tournait mal, ou si le groupe de proue prenait trop de retard, celui de poupe aurait aussi le plus grand nombre de pertes.

— Le plan, poursuivit Alatriste, consiste à couper la chaîne de l’ancre pour que le bateau dérive jusqu’à la côte et s’échoue sur une des langues de sable qui font face à la pointe de San Jacinto. À cette fin, le groupe de proue emportera deux haches… Tout le monde restera à bord jusqu’à ce que le bateau touche le fond sur la barre… Alors nous irons à terre : de cet endroit, on peut la rejoindre en ayant de l’eau jusqu’à la poitrine ; et nous laisserons l’affaire entre les mains d’autres gens, qui sont prévenus.

Les hommes se regardèrent. Du bosquet de pins venait le crissement monotone des cigales. Avec le bourdonnement des mouches qui nous assaillaient par essaims, ce fut le seul son que l’on entendit pendant que chacun s’enfermait dans ses méditations.

— Y aura-t-il une forte résistance ? demanda Juan Jaqueta, qui mordillait ses favoris d’un air pensif.

— Je ne sais pas. Pour le moins, on peut s’attendre à une résistance raisonnable.

— Combien y a-t-il d’hérétiques à bord ?

— Ce ne sont pas des hérétiques, ce sont des Flamands catholiques, mais cela revient au même. Disons entre vingt et trente, encore que beaucoup sauteront par-dessus bord… Ah ! Un point important : tant qu’il restera un homme vivant dans l’équipage, aucun de nous ne prononcera un mot d’espagnol.

Alatriste regarda Saramago le Portugais, qui écoutait attentivement, avec son allure grave d’hidalgo maigre, le livre habituel dépassant de la poche de son pourpoint.

— Ce serait bien venu que ce gentilhomme crie quelque chose dans sa langue, et que ceux qui connaissent des mots d’anglais ou de flamand en laissent aussi tomber quelques-uns…

Le capitaine se permit un léger sourire sous la moustache.

— L’idée est que nous sommes des pirates.

Cela détendit l’atmosphère. Il y eut des rires, et les hommes échangèrent des regards amusés. Avec pareille compagnie, la chose n’était pas si éloignée de la réalité.

— Et que fera-t-on de ceux qui ne se jetteront pas à l’eau ? Voulut savoir Mascarúa.

— Aucun membre de l’équipage n’arrivera vivant sur le banc de sable… Plus nous en effrayerons au début, moins nous aurons à en tuer.

— Et les blessés, ou ceux qui demanderont quartier ?

— Cette nuit, il n’y aura pas de quartier. Certains sifflèrent entre leurs dents. Il y eut des battements de paumes moqueurs et des rires étouffés.

— Et nos blessés à nous ? demanda Ginesillo le Mignon.

— Ils descendront à terre avec nous et ils seront soignés. Là nous recevrons tous notre dû, et chacun rentrera chez lui.

— Et s’il y a des morts… ?

Le Brave des Galions souriait de toute sa face balafrée.

— Toucherons-nous la somme fixée, ou partagerons-nous leur part à la fin ?

— On verra.

Le ruffian observa ses camarades puis accentua son sourire.

— Ce serait bien de voir dès maintenant, dit-il, d’un air hypocrite.

Alatriste ôta très lentement son chapeau et passa une main dans ses cheveux. Puis il le remit. La façon dont il regardait l’autre ne permettait pas la moindre équivoque.

— Bien, pour qui ?

Il avait parlé en faisant traîner les mots, et à voix très basse ; avec une considération à laquelle même un enfant à la mamelle n’eût pas accordé la moindre confiance. Le Brave des Galions non plus, car il saisit le message, détourna les yeux et ne dit plus rien. Le comptable Olmedilla s’était un peu rapproché du capitaine et lui glissa quelques mots à l’oreille. Mon maître acquiesça.

— Il reste un point important que vient de me rappeler ce gentilhomme… Personne, sous aucun prétexte — Alatriste promenait son regard de braise sur l’assistance —, absolument personne, ne descendra dans les cales du navire ; il n’y aura ni butin personnel, ni rien de rien.

Sangonera leva la main, curieux.

— Et si un membre de l’équipage va s’y fourrer ?

— En ce cas, je dirai qui doit descendre le chercher.

Le Brave des Galions caressait pensivement ses cheveux graisseux réunis en queue-de-rat. Puis il finit par lâcher ce que tous les autres n’osaient dire.

— Et qu’y a-t-il dans ce tabernacle, que l’on ne peut voir ?

— Ce n’est pas votre affaire. D’ailleurs, ce n’est même pas la mienne. J’espère n’avoir à le rappeler à personne. L’autre éclata d’un rire grossier.

— Comme s’il y allait de la vie. Alatriste le regarda fixement.

— C’est bien cela.

— Tudieu, c’est aller trop loin…

Le ruffian se campait sur une jambe puis sur l’autre, en fanfaronnant.

— Sur ma foi, souvenez-vous que les hommes avec qui vous traitez ne sont pas des agneaux disposés à supporter pareille menace. Chez moi et chez les camarades, ce genre de propos…

— Ce que vous pouvez supporter ou non, monsieur, je m’en moque éperdument, l’interrompit sèchement Alatriste. C’est ainsi, tout le monde a été prévenu, et personne ne peut revenir en arrière.

— Et si cela nous déplaît, maintenant ?

— Voilà des paroles bien scélérates…

Le capitaine passa lentement ses doigts sur sa moustache, puis il fit un geste pour indiquer la pinède.

— Quant à votre cas, monsieur, ce sera pour moi un plaisir d’en discuter en tête à tête avec vous dans ce bosquet.

Le bravache lança un appel silencieux à ses camarades. Certains l’observaient avec une discrète solidarité, et d’autres non. Pour sa part, son épais sourcil froncé, Bartolo Chie-le-Feu s’était levé pour s’approcher, l’air menaçant, et protéger le capitaine ; moi-même, je portai la main à mon dos pour tâter ma dague. La plupart des hommes détournaient les yeux, souriaient à demi ou regardaient Alatriste caresser froidement la coquille de son épée. L’idée d’assister à une bonne querelle où le capitaine jouerait le rôle du maître d’escrime ne semblait déranger personne. Beaucoup étaient au courant de ses états de service et avaient eu l’occasion de les narrer aux autres ; et le Brave des Galions, avec son arrogance grossière et ses grands airs de rodomont, du genre qui se vantent d’en avoir tué sept d’un coup — ce qui, même dans cette confrérie, passe pour exagéré —, n’attirait pas les sympathies.

— Nous en reparlerons plus tard, dit enfin le ruffian.

Il avait eu le temps de réfléchir, mais il ne voulait pas perdre la face. Plusieurs compères eurent une moue de déception, ou se donnèrent des coups de coude. Dommage. Pas de bosquet pour ce soir.

— Nous en reparlerons, dit suavement Alatriste, quand vous voudrez.

Personne ne discuta davantage, ni ne répondit à l’invite, ni ne fit mine d’y prétendre. Tout resta calme, Chie-le-Feu défronça le sourcil, et chacun alla vaquer à ses occupations. C’est alors que je remarquai que Sebastián Copons retirait sa main de la crosse de son pistolet.

Les mouches bourdonnaient en se posant sur nos visages quand nous passâmes avec précaution la tête au-dessus de la crête de la grande dune. Devant nous, la barre de Sanlúcar était très bien éclairée par la lumière du soir. Entre l’anse de Bonanza et la pointe de Chipiona où, sur une largeur d’environ une lieue, le Guadalquivir débouchait sur la mer, l’estuaire du fleuve était une forêt de mâts pavoisés et de voiles de bateaux, hourques, galéasses, caravelles, navires petits et grands, embarcations côtières ou océanes mouillées entre les bancs de sable ou en mouvement dans tous les sens, et cela se prolongeait le long de la côte du levant, en direction de Rota et de la baie de Cadix. Certains attendaient la marée montante pour gagner Séville, d’autres déchargeaient leur cargaison dans des barges, ou encore appareillaient pour se rendre à Cadix après avoir reçu la visite des agents royaux venus vérifier ce qu’ils transportaient. Au loin, sur l’autre rive, nous pouvions voir Sanlúcar qui prospérait sur le côté gauche, avec ses maisons neuves descendant jusqu’au bord de l’eau et la ville ancienne fortifiée sur la colline, où se détachaient les tours du château, le palais des ducs, l’église Majeure et le bâtiment de la vieille douane qui enrichissait tant de gens par des journées comme celle-ci. La ville basse, dorée par la lumière du soleil, le sable de sa marine parsemé de petites barques de pêche échouées, grouillait de gens, et des petits canots à voile faisaient la navette entre elle et les navires.

— Voilà le Virgen de Regla, dit le comptable Olmedilla.

Il parlait à voix basse, comme si l’on pouvait nous entendre sur l’autre rive du fleuve, et essuyait son visage avec un mouchoir trempé de sueur. Il était plus pâle que jamais. Marcher et ramper sur les dunes et dans les fourrés n’entrait pas dans ses habitudes ; il fondait sous l’effet de l’effort et de la chaleur. Son index taché d’encre désignait un gros galion, mouillé entre Bonanza et Sanlúcar, à l’abri d’une langue de sable que la marée descendante commençait à découvrir. Il avait l’avant tourné dans la direction de la brise du sud qui ridait la surface de l’eau.

— Et celui-là, ajouta-t-il en indiquant un autre plus proche, c’est le Niklaasbergen.

Je suivis le regard d’Alatriste. Le capitaine, le bord de son chapeau rabattu sur les yeux pour les protéger du soleil, observa avec soin le galion hollandais. Il était mouillé à l’écart, près de notre rive, vers la pointe de San Jacinto et la tour de vigie qui s’élevait là pour prévenir les incursions des pirates barbaresques, hollandais et anglais. Le Niklaasbergen était une hourque noire de goudron, avec trois mâts dont les voiles étaient carguées sur les vergues. Il était trapu et laid, semblait peu manouvrant, avec une poupe très haute peinte, sous la lanterne, en blanc, rouge et jaune ; un bateau des plus communs, fait pour le transport, et qui n’attirait pas l’attention. Il pointait également sa proue vers le sud, et ses sabords étaient ouverts pour ventiler les ponts inférieurs. On ne voyait guère de mouvement à bord.

— Il était mouillé à côté du Virgen de Regla jusqu’au lever du jour, expliqua Olmedilla. Ensuite, il est venu s’ancrer ici.

Le capitaine étudiait chaque détail du paysage, comme un rapace avant de se lancer aveuglément sur sa proie.

— Ont-ils déjà embarqué tout l’or ? demanda-t-il.

— Il en manque une partie. Ils n’ont pas voulu rester bord à bord pour ne pas éveiller les soupçons… Ils transborderont le reste quand la nuit sera tombée, dans des canots.

— De combien de temps disposons-nous ?

— Il ne lèvera pas l’ancre avant demain, avec la marée haute.

Olmedilla indiqua les pierres d’un ancien abri de madrague en ruine qui se trouvait sur le rivage. Plus loin, on pouvait voir un banc de sable que la marée basse laissait à découvert.

— Voilà l’endroit, dit-il. De là, même à marée haute, on peut gagner le rivage à pied.

Alatriste plissa davantage les yeux. Il observait d’un air méfiant des rochers noirs tapis sous l’eau un peu plus au large.

— Ce sont les hauts-fonds que l’on appelle les rochers du Cap, dit-il. Je m’en souviens fort bien… Les galères avaient toujours soin de les éviter.

— Je ne crois pas que nous ayons à nous en préoccuper, répondit Olmedilla. À cette heure-là, nous aurons la marée, la brise et le courant du fleuve pour nous.

— Cela vaut mieux. Parce que si, au lieu d’échouer la quille sur le sable, nous donnions sur ces rochers, nous irions par le fond… Et l’or aussi.

En rampant et en essayant de ne pas laisser voir nos têtes, nous battîmes en retraite pour rejoindre les hommes. Ils étaient allongés par terre, sur leurs capes et leurs manteaux, en attendant dans cet état d’hébétude propre à leur métier ; et sans que personne ne leur eût rien demandé, par instinct, ils s’étaient rassemblés dans l’ordre qui serait le leur au moment de l’abordage.

Le soleil disparaissait derrière le bosquet de pins. Alatriste alla s’asseoir sur sa cape, prit l’outre de vin et but une gorgée. J’étendis ma couverture par terre, à côté de Sébastian Copons ; l’Aragonais somnolait sur le dos, un mouchoir sur la figure pour se protéger des mouches, les mains jointes sur la poignée de sa dague. Olmedilla rejoignit le capitaine. Il avait croisé les doigts et se tournait les pouces.

— J’irai avec vous, dit-il à voix basse. Je vis Alatriste s’arrêter de boire et le regarder attentivement.

— Ce n’est pas une bonne idée, répondit-il au bout d’un instant.

Le teint blême du comptable, sa petite moustache, sa barbiche dépeignée par le voyage, lui donnaient un aspect fragile ; mais il serrait les lèvres, obstiné.

— Cela relève de mes obligations, insista-t-il. Je suis agent du roi.

Le capitaine resta un moment pensif, en essuyant du dos de la main le vin de sa moustache. Finalement, il posa l’outre et s’allongea sur le sable.

— Comme il vous plaira, dit-il soudain. Moi, je ne me mêle jamais des questions d’obligations.

Il resta encore un peu sans parler, réfléchissant. Puis il haussa les épaules.

— Vous irez avec le groupe de proue, dit-il enfin.

— Pourquoi pas avec vous ?

— Ne mettons pas tous les œufs dans le même panier. Olmedilla me lança un regard, que je soutins sans sourciller.

— Et le garçon ?

Alatriste me regarda d’un air faussement distrait, puis il défit la boucle de son ceinturon qu’il ôta avec l’épée et la dague pour l’enrouler ensuite autour des armes. Il mit le tout sous la couverture pliée qui lui servait d’oreiller et défit son pourpoint.

— Iñigo viendra avec moi.

Il s’allongea, le chapeau sur la figure, bien décidé à se reposer. Olmedilla gardait les doigts croisés, observait le capitaine et se tournait de nouveau les pouces. Son impassibilité semblait un peu moins affirmée qu’à l’habitude ; comme si une idée qu’il ne parvenait pas à exprimer s’agitait dans sa tête.

— Et que se passera-t-il, capitaine, dit-il enfin, si le groupe de proue est en retard, ou s’il ne parvient pas à nettoyer le pont à temps ?… Je veux dire, si… enfin… s’il vous arrive quelque chose ?

Alatriste ne bougea pas sous le chapeau qui cachait ses traits.

— Dans ce cas, dit-il, le Niklaasbergen ne sera plus mon affaire.

Je m’endormis. Comme bien souvent dans les Flandres avant une marche ou un combat, je fermai les paupières et profitai du temps qui était devant moi pour reprendre des forces. Ce fut d’abord une somnolence indécise, où j’ouvrais par instants les yeux pour percevoir les dernières lueurs du jour, les corps étendus alentour, leurs respirations et leurs ronflements, les conversations à voix basse et la forme immobile du capitaine, le chapeau rabattu. Puis le sommeil se fit plus profond, et je me laissai flotter sur des eaux noires et calmes, à la dérive dans une mer immense sillonnée de voiles innombrables qui la couvraient jusqu’à l’horizon. Finalement, Angelica d’Alquézar apparut, comme tant d’autres fois. Et cette fois je me noyai dans ses yeux et sentis de nouveau sur mes lèvres la douce pression des siennes. Je cherchai autour de moi, pour trouver quelqu’un à qui crier mon bonheur ; et là-bas, immobiles dans la brume d’un canal flamand, se tenaient les ombres de mon père et du capitaine Alatriste. Je les rejoignis en barbotant dans la boue, juste à temps pour dégainer mon épée face à une immense armée de spectres qui sortaient de leurs tombes, soldats morts, avec leurs plastrons et leurs morions rouilles, qui brandissaient des armes dans leurs mains décharnées en nous regardant du fond de l’abîme de leurs orbites vides. J’ouvris la bouche pour hurler en silence des paroles anciennes qui avaient perdu leur sens, car le temps les avait emportées une par une.

Quand je m’éveillai, la main du capitaine Alatriste était posée sur mon épaule. « C’est l’heure », murmura-t-il tout bas, en frôlant presque mon oreille de sa moustache. J’ouvris les yeux sur la nuit. Personne n’avait allumé de feu, on ne voyait aucune lumière. Le mince croissant de lune n’éclairait presque plus ; mais c’était suffisant pour apercevoir de vagues profils, les silhouettes noires qui s’agitaient autour de moi. J’entendis des épées glisser hors des fourreaux, des boucles de ceinturons et de baudriers se fermer, des phrases brèves chuchotées. Les hommes ajustaient leurs vêtements, échangeaient leurs chapeaux contre des foulards ou des mouchoirs noués autour de la tête et enveloppaient leurs armes dans des chiffons pour ne pas être trahis par le bruit des fers entrechoqués. Comme l’avait ordonné le capitaine, les pistolets étaient laissés sur place, avec le reste des bagages. L’abordage du Niklaasbergen se ferait à l’arme blanche.

Je défis à tâtons le ballot de nos affaires et passai mon casaquin de daim neuf, encore assez raide et épais pour protéger mon torse des coups d’épée. Puis j’attachai solidement mes savates, assurai la dague à ma ceinture, pour ne pas risquer de la perdre, avec un cordon noué à la garde, et accrochai l’épée de l’alguazil à un baudrier de cuir. Autour de moi les hommes buvaient un dernier coup à leurs gourdes de vin, urinaient pour s’alléger avant l’action, chuchotaient. Alatriste et Copons étaient presque tête contre tête pendant que l’Aragonais recevait les dernières instructions. En reculant d’un pas, je me heurtai au comptable Olmedilla, qui me reconnut et me donna une courte et sèche tape dans le dos ; ce qui, chez un personnage aussi revêche, pouvait être considéré comme une raisonnable expression d’affection. Je remarquai qu’il portait, lui aussi, une épée à la ceinture.

— Partons, dit Alatriste.

Nous nous mîmes en route, enfonçant les pieds dans le sable. Je reconnus certaines ombres qui passaient près de moi ; la haute et mince forme de Saramago le Portugais, la grande carcasse de Bartolo Chie-le-Feu, le silhouette trapue de Sebastián Copons. Quelqu’un fit une saillie à voix basse, et j’entendis le rire étouffé du mulâtre Campuzano. Aussitôt intervint la voix du capitaine ordonnant le silence, et personne ne dit plus un mot.

En passant près du bosquet de pins, nous entendîmes le hennissement d’une mule, et je regardai dans cette direction, intrigué. Il y avait des montures cachées sous les arbres et, près d’elles, des formes humaines confuses. Il devait s’agir des gens qui, plus tard, quand le galion se serait échoué sur la barre, se chargeraient de transborder l’or. Comme pour confirmer mes suppositions, trois silhouettes noires se détachèrent de la pinède ; Olmedilla et le capitaine s’arrêtèrent pour avoir un conciliabule avec elles. Je crus reconnaître les faux chasseurs que nous avions vus l’après-midi. Puis elles disparurent, Alatriste donna un ordre, et nous reprîmes notre marche. Nous gravissions maintenant la pente d’une dune en nous enfonçant jusqu’aux chevilles, et nos formes se découpaient avec netteté sur le sable clair. Arrivés au sommet, le bruit de la mer parvint à nos oreilles et la brise nous caressa le visage. On voyait une vaste tache sombre, sur laquelle brillaient jusqu’à l’horizon aussi noir que le ciel les petits points lumineux des feux des bateaux au mouillage : on eût dit que les étoiles se reflétaient dans la mer. Au loin, sur l’autre rive, on apercevait les lumières de Sanlúcar.

Nous descendîmes sur la plage, le sable amortissant le bruit de nos pas. J’entendis derrière moi la voix de Saramago le Portugais qui récitait tout bas :

Porem eu cas pilotas na arenasa praia, por vermos em que parte estou, me detenho em tomar do sol a altura e compassar a universal pintura…

Quelqu’un demanda ce que diable c’était, et le Portugais, sans s’émouvoir, répondit de son ton distingué et en faisant traîner les s que c’était de Camõens, que ces maudits Lope de Vega et Cervantès n’étaient pas tout en ce monde, qu’il avait l’habitude de réciter ce qui lui sortait des tripes avant de se battre, et que si Os Lusiadas incommodaient quelqu’un, il se ferait un plaisir de tirer l’épée contre lui et contre sa sainte mère.

— Qu’il aille se faire voir, cet enfant de putain du Tage, murmura quelqu’un.

Il n’y eut pas d’autres commentaires, le Portugais continua de réciter ses vers entre ses dents et nous poursuivîmes notre chemin. Devant les pieux d’une bordigue de pêcheurs, nous vîmes deux canots qui attendaient, un homme dans chaque. Nous nous rassemblâmes sur le rivage, dans l’expectative.

— Les miens, avec moi, dit Alatriste.

Il était tête nue, avec son casaquin en peau de buffle, l’épée et la biscayenne à la ceinture. À son ordre, les hommes formèrent les deux groupes prévus. On entendait des au revoir et des vœux de bonne chance, quelques plaisanteries et les habituelles fanfaronnades à propos des âmes que chacun pensait expédier dans l’autre monde. Les nerfs étaient à vif, il y eut des bousculades dans l’obscurité et des jurons. Sebastián Copons passa près de nous, suivi de ses hommes.

— Laisse-moi un moment, dit le capitaine à voix basse. Mais pas trop long.

L’autre acquiesça en silence et resta sur place pendant que ses hommes embarquaient. Le dernier était le comptable Olmedilla. Son vêtement noir le faisait paraître plus sombre encore. Il barbota dans l’eau, pataud et héroïque, tandis qu’on l’aidait à monter dans le canot, car il s’était pris les jambes dans son épée.

— Veille aussi sur lui, si tu le peux, dit Alatriste à Copons.

— Que le diable me conchie, répondit l’Aragonais, qui nouait son foulard sur sa tête. Cela fait trop de choses pour une seule nuit !

Alatriste eut un petit rire, dents serrées.

— Qui l’eût dit, n’est-ce pas ?… Égorger des Flamands à Sanlúcar.

Copons émit un grognement.

— Bah… Pour égorger, tous les lieux se valent.

Le groupe de poupe embarquait aussi. J’allai le rejoindre, me mouillai les pieds, passai la jambe par-dessus la lisse et m’installai sur un banc. Un moment plus tard, le capitaine arriva.

— Aux rames, dit-il.

Nous engageâmes les estropes des avirons sur les tolets et commençâmes à nager en nous éloignant du rivage, tandis que le matelot du canot mettait la barre vers une lumière lointaine qui scintillait sur l’eau ridée par la brise. L’autre canot restait à peu de distance, silencieux, plongeant les rames dans l’eau et les retirant avec beaucoup de précautions.

— Doucement, dit Alatriste. Doucement.

Les pieds calés contre le banc de devant, assis à côté de Bartolo Chie-le-Feu, je ployais l’échine à chaque coup de nage, avant de redresser le corps en arrière en tirant fort sur l’aviron. À la fin de chaque mouvement je me retrouvais la face vers le ciel, et je regardais les étoiles qui se dessinaient avec une grande netteté sur la voûte. Quand je me penchais en avant, je me retournais parfois pour observer la mer au-delà des têtes de mes camarades. Le galion se rapprochait rapidement.

— Et moi qui croyais, murmurait Chie-le-Feu en rognonnant sur sa rame, qu’on m’avait libéré des galères.

L’autre canot commença de s’éloigner du nôtre, la petite silhouette de Copons dressée sur la proue. Il disparut rapidement dans l’obscurité et l’on entendit plus que le clapotis sourd de ses rames. Puis plus rien. Maintenant la brise avait un peu forci, et l’eau était agitée d’une légère houle qui balançait l’embarcation en nous obligeant à être plus attentifs au rythme de la nage. À mi-chemin, le capitaine ordonna une relève, afin que tout le monde fût en bonne forme au moment de monter à bord. Pencho Bullas prit ma place et Mascarúa celle de Chie-le-Feu.

— Silence et prudence, dit Alatriste.

Nous étions tout près du galion. Je pouvais observer plus en détail sa silhouette sombre et massive, les mâts qui se découpaient sur le ciel nocturne. La lanterne allumée au château nous indiquait la poupe avec une exactitude parfaite.

Il y avait un autre feu sur le pont, éclairant les haubans, les cordages et la base du grand mât, et une lumière filtrait de deux sabords ouverts sur le côté. On ne voyait personne.

— Levez les rames ! Chuchota Alatriste.

Les hommes cessèrent de nager et le canot se balança immobile dans la houle. Nous étions à moins de vingt toises de l’énorme poupe. La lumière de la lanterne se reflétait dans l’eau, presque sous notre nez. Sur le flanc du galion, près du château, était amarrée une chaloupe au-dessus de laquelle pendait une échelle.

— Préparez les grappins.

Les hommes sortirent de sous les bancs quatre crocs d’abordage auxquels étaient attachées des cordes à nœuds.

— Aux rames, maintenant… En silence et très lentement.

Nous avançâmes de nouveau, tandis que le matelot nous dirigeait vers la chaloupe et l’échelle. Nous passâmes ainsi sous la haute poupe noire, en cherchant les endroits que n’atteignait pas la lumière de la lanterne. Nous regardions tous vers le haut en retenant notre souffle, avec la crainte de voir à tout moment y apparaître un visage, suivi d’un cri d’alerte et d’une grêle de balles ou d’une volée de mitraille. Enfin les rames furent rangées au fond du canot, et celui-ci glissa pour aller choquer contre le bordé du galion, à la hauteur de la chaloupe et exactement sous l’échelle. Je crus que le bruit allait réveiller tout l’estuaire. Mais, en fait, nul ne cria à l’intérieur et il n’y eut aucune alarme. Un frisson de fièvre parcourut le canot tandis que les hommes dégageaient les armes des chiffons et se préparaient à monter. J’ajustai bien les aiguillettes de mon casaquin. Un instant, le visage du capitaine Alatriste fut très près du mien. Je ne pouvais voir ses yeux, mais je sus qu’il m’observait.

— Chacun pour soi, mon gars, me dit-il à voix basse.

J’acquiesçai, tout en sachant qu’il ne pouvait me voir. Puis je sentis sa main se poser brièvement sur mon épaule, très ferme. Je levai les yeux et avalai ma salive. Le pont était à cinq ou six brasses au-dessus de nos têtes.

— En avant ! Chuchota le capitaine.

À ce moment, je pus voir son visage à la lumière distante de la lanterne, le profil de faucon au-dessus de la moustache, quand il commença à grimper à l’échelle, le regard tourné vers le haut, l’épée et la dague cliquetant à la ceinture. Je montai derrière lui sans même réfléchir pendant que j’entendais les hommes, qui ne prenaient plus désormais de précautions, lancer les crocs d’abordage qui résonnèrent en tombant sur le plancher du pont et en se plantant dans la lisse. Maintenant, j’étais entièrement pris par l’effort de grimper, de me cramponner, et une tension presque douloureuse me lacérait les muscles et le ventre tandis que je m’accrochais aux cordes de l’échelle et me hissais, échelon par échelon, en glissant contre le bordé humide.

— Foutredieu ! dit quelqu’un en bas.

Alors, au-dessus de nos têtes, un cri d’alarme retentit, et, en regardant, je vis apparaître une tête à demi éclairée par la lanterne. L’homme avait une expression épouvantée et nous regardait monter comme s’il n’accordait pas crédit à ce qu’il voyait. Et peut-être mourut-il sans être parvenu à y croire vraiment, car le capitaine Alatriste, qui arrivait déjà à sa hauteur, lui enfonça sa dague dans la gorge jusqu’à la garde, et l’autre disparut de notre vue. Maintenant, on entendait d’autres appels en haut et des pas précipités dans les entrailles du navire. Plusieurs têtes se montrèrent prudemment aux sabords et se retirèrent aussitôt en criant en flamand. Les bottes du capitaine vinrent m’écraser la figure au moment où il arrivait au faîte, avant de sauter sur le pont. À ce moment, une autre tête se montra au-dessus de la lisse, un peu plus haut, sur le château ; nous vîmes une mèche allumée, un coup d’arquebuse retentit, accompagné d’un éclair, et quelque chose passa très vite entre nous en bourdonnant, suivi d’un craquement de chairs et d’os brisés. Près de moi, quelqu’un qui montait du canot tomba à la renverse dans la mer, qui l’engloutit sans qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

— En avant !… En avant ! criaient les hommes derrière moi, en se bousculant pour monter.

Dents serrées, tête baissée comme si j’avais pu la cacher entre mes épaules, je franchis aussi vite que je pus la distance qui me restait à parcourir, passai de l’autre côté de la lisse, posai le pied sur le pont et, à peine l'avais-je fait que je glissai sur une énorme flaque de sang. Je me relevai, étourdi et poisseux, en prenant appui sur le corps inerte du matelot égorgé, et derrière moi apparut la face barbue de Bartolo Chie-le-Feu, les yeux exorbités par la fièvre du combat, grimaçant, avec une machette entre les dents qui lui donnait l’air encore plus féroce. Nous étions juste au pied du mât d’artimon, près de l’échelle qui menait au château. Les nôtres arrivaient maintenant par les cordes des grappins, et c’était un miracle que tout le galion ne fût pas encore réveillé pour nous recevoir dignement en entendant ce coup d’arquebuse et tout le tapage que faisaient les piétinements, les cavalcades et le froissement des fers sortant de leurs fourreaux.

De la main droite je tirai mon épée, et je portai la gauche à ma dague, regardant autour de moi, indécis, en quête d’un ennemi. Et je vis alors qu’une troupe d’hommes armés jaillissait de l’intérieur du bateau sur le pont, et qu’ils étaient grands et blonds comme ceux que nous avions rencontrés dans les Flandres, qu’il y en avait d’autres à la poupe et sur le tillac, qu’ils étaient trop nombreux, et que le capitaine Alatriste était déjà en train de s’escrimer comme un démon pour se frayer un passage vers l’échelle du château. Je courus au secours de mon maître, sans prendre le temps de voir si Chie-le-Feu et les autres me suivaient. Je le fis en murmurant le nom d’Angelica en guise d’oraison dernière ; et mon ultime pensée, tandis que je me lançais à l’assaut en hurlant comme un possédé, fut pour comprendre que si Sebastián Copons n’arrivait pas à temps l’abordage du Niklaasbergen serait notre dernière aventure.